Tout se paye

Publié le : 21 février 20174 mins de lecture

85 Francs, s’il vous plait.

Elle fouillait dans son porte monnaie, un peu déboussolée.
Déjà plusieurs semaines, mais elle n’arrivait pas à s’y faire. Les étiquettes avaient encore toutes un double affichage pour pouvoir à s’y retrouver, mais elle avait du mal. La fin de l’euro et le nouveau Franc, déjà dévalué une fois, lui donnait l’impression d’être tombée dans une faille temporelle, et que la boulangère parlait à son arrière grand-père. S’il était encore en vie, c’est sûr, il sortirait toute frétillant avec son cabas, faire ses courses qui lui rappelleraient ses 20 ans.

Du coup elle mangeait moins de pain. A 85 Francs la baguette quand même, on réfléchit à deux fois avant de jeter le quignon, et le pain de la veille semble moins rassis.

Les journaux avaient beau lui expliquer en boucle les correspondances, lui expliquant par A+B que ce n’était pas plus cher qu’avant, elle avait l’impression de donner un bras (et un œil) à chaque passage en caisse.

Au final, sa vie, vu de l’extérieur, n’avait pas tant changé que ça, elle avait toujours son job, ses enfants allaient à l’école, et elle avait un toit, comme « avant ».

En fait tout était différent. La sérénité, la confiance, l’envie étaient parties. La joie aussi.

Elle ne devait pas prendre le risque de rejoindre les 21% de chômeurs, et acceptait sans broncher le salaire –n’arrivant pas à réaliser qu’un jour il y avait eu un minimum – les horaires variables, et les mains au fesses de son patron qui, surfant sur la peur de la précarité, se sentait tout puissant.
Elle avait besoin de son travail pour rembourser ses prêts, enfin leurs intérêts. Elle ne savait même plus quand viendrait le temps de commencer à payer pour le principal, depuis que les taux s’étaient envolés à plus de 15%. Elle devait aussi mettre de coté : bientôt le collège pour l’ainé, la facture serait salée. Ah, l’école gratuite, un bien beau souvenir Jules! Il n’y avait bien qu’à la retraite qu’elle ne pensait pas. Pour arriver jusque là, il fallait être en bonne santé, alors, vu les frais médicaux…
Malgré tout, avant la naissance du petit dernier, elle arrivait à joindre les deux bouts. Bien sûr elle l’avait aimé au premier regard, mais elle savait aussi pourquoi elle ne le voulait pas. Pour ça non plus , elle n’avait pas eu le choix:  la sacro-sainte vie, intouchable. Sauf la sienne donc.
Maintenant elle devait trouver le temps de lui expliquer que ce qu’il allait apprendre dans ses livres d’histoire n’était pas vrai, et lui apprendre que l’autre peut être accueilli.

Elle ne savait pas de quoi demain serait fait, mais ce qui la chagrinait plus que tout c’était le désenchantement.
Il ne s’agissait même plus de lutter.
Juste chaque jour gagner le droit d’en avoir un de plus.

Et chaque jour réaliser qu’on avait reculé. Le repli, ce lent mouvement arrière lourd et étouffant, avait épuisé les esprits, terrés dans l’angoisse d’un monde ennemi et d’une culture qui s’assèche, lassés d’avoir perdu le fil d’Ariane du progrès.
Et chaque jour, chaque Franc gagné, chaque Franc dépensé, le droit de se demander pourquoi en ce printemps 2012, elle avait voté Marine.

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