Ce midi, j’ai un repas de famille. Avec père et mère, mais aussi mes deux sœurs. Comme chaque dernier dimanche de juin, nous nous retrouvons dans notre maison de campagne. Au calme, “loin de la frénésie de la ville”, comme aimait tant le dire mamie, excusée cette année car trop occupée par son coma. Une tradition à laquelle il serait impensable de déroger. Les apparences comptent plus que tout pour mes parents (à tel point que mère collectionne les liftings) , très conservateurs : tout sujet de discorde doit être évité en ce jour sacré. Il faut faire comme si tout allait bien. Et sourire. Mais voilà, cette année, je n’ai pas envie.
Il est une triste réalité : Maman n’aime pas les arabes et Papa les homosexuels. Par bonheur, plus pour eux que pour moi d’ailleurs, je suis hétéro et fiancé à Lucie, jolie blonde du genre bobo. Ils la connaissent et l’apprécient énormément. Normal, elle n’est ni arabe ni homosexuelle. Mais en ce dernier dimanche de juin, elle restera à Paris. J’ai décidé de venir avec quelqu’un d’autre. Mohamed. Un pote qui jouera mon mec. Juste parce que j’ai envie de faire chier mes parents.
Je me gare dans l’allée. La maison étant perdue dans la campagne, on entend chaque voiture arriver de loin. Maman se pointe donc à la fenêtre pour contrôler, comme à son habitude. Elle reconnaît sans doute ma voiture, mais ne doit pas distinguer nos visages depuis le deuxième étage. Je me gare. On sort de la voiture. Maman regarde attentivement, je le sais. Je m’approche de Mohamed et lui frôle simplement la main avec la mienne, en le regardant le plus tendrement possible. Puis je lève la tête vers la fenêtre pour découvrir le visage de maman. Elle semble comme paralysée, le regard vide, froid.
On arrive devant la porte d’entrée. Le bruit de la sonnette retentit. Comme dans une maison vide. Personne ne semble réagir. Je sonne une nouvelle fois. Finalement, j’entends des bruits de pas. Papa arrive, s’arrête devant la porte, puis l’ouvre. Avec un grand sourire. Il nous salue et nous invite à rejoindre le reste de la famille dans le salon. Maman me serre dans ses bras et souhaite la bienvenue à celui qui m’accompagne. Elle cache merveilleusement bien son embarras. J’aurais pu amener une strip-teaseuse en tenue de travail, elle n’aurait rien trouvé à redire.
Un verre de champagne à la main, nous parlons de tout, de rien. Tout le monde fait comme s’il était normal que Mohamed ait remplacé Lucie. Même quand je l’embrasse. Nul ne fait de remarque. Le repas se déroule sans accroc, si ce n’est le traditionnel gâteau au chocolat raté de ma petite sœur. Personne n’ose lui dire qu’il est tout bonnement immangeable, toujours dans le souci de conserver ce climat paisible. Du coup, elle refait le même chaque année, persuadée qu’elle le réussit à la perfection. L’an passé, j’ai tout de même dû subir un lavage d’estomac en rentrant à Paris.
Fin du repas. Alors que père boit une coupe de champagne cul sec pour faire passer le goût de ce satané gâteau au chocolat, je me lance et annonce la nouvelle : Mohamed et moi allons nous pacser. Ce projet est accueilli par des Oh et des Ah plein de bons sentiments, comme dans une mauvaise sitcom. Et des regards interloqués, comme dans un mauvais film français. Maman ne dit rien, papa abandonne sa flûte vide pour boire directement au goulot de la bouteille. Mais rien, aucune remarque. Maman se lève et quitte la salle à manger. Je sais qu’elle va s’enfermer dans la salle de bain pour pleurer, en cachette. Elle faisait toujours ça quand j’étais petit, même le jour où elle apprit que papa la trompait depuis des années. Elle ne lui a rien dit. Il ne sait pas qu’elle sait, donc tout va bien. C’est comme si cela n’avait jamais existé.
Le silence semble s’être définitivement installé dans la maison. On entend le bruit régulier de l’horloge du salon. Puis papa prend la parole : il évoque déjà Noël. Notre second rendez-vous familial de l’année. Il ne regarde pas Mohamed, fait comme s’il n’était pas là. Toujours sauver les apparences. Si on fait une photo de famille, Mohamed sera effacé comme par magie, grâce à Photoshop. Père et mère sourient, mais en fait ils font semblant d’être heureux. On fait sembler de les aimer. Plus tard, nous aussi on fera semblant avec Lucie.
PS : il s’agit d’une fiction.