Il s’agit de l’une de ces idées qui jaillissent lors d’une soirée arrosée. Un peu insensée, baignée dans l’alcool, mais pas irréalisable. Un week-end entre potes dans les Vosges en plein automne dans l’ancienne maison de famille, celle de mes grands-parents, inhabitée aujourd’hui. Autant dire près de trois heures de train pour passer deux jours sous la pluie. Après tout pourquoi pas, la saison a ses charmes. Bref, rendez-vous est pris avec Franck et Marc, vendredi soir, Gare de l’Est. A l’arrivée, Sandrine, mon amie d’enfance, nous attend. Elle habite toujours le village, elle travaille avec son père, le jardinier municipal, elle s’occupe des extras. Elle partagera ce moment avec nous. J’me sens plus vraiment proche d’elle depuis quelques années. Trois ans déjà qu’elle a tenté de mettre fin à ses jours, même si elle prétend avoir été poussée dans le vide. Un témoin assure qu’elle était seule en haut du pont. Depuis, elle n’est que l’ombre d’elle-même. Quoi qu’il en soit, j’me suis senti obligé de l’inviter, histoire de mettre un peu d’ambiance. On arrive. On monte dans la voiture, on s’enfonce dans la forêt noire, et enfin on aperçoit la maison au bout du chemin. La porte grince, il fait froid à l’intérieur. Une fois les affaires déposées, on allume le feu. Après un dîner tranquille, pâtes-jambon et une bonne bouteille de vin, Sandrine s’absente. Longtemps, trop longtemps. Un peu inquiets à cause de son passif suicidaire, on monte à l’étage. Elle est assise part terre, dans un coin. Posé devant elle, un Ouija. Je n’ai jamais aimé ça, même si je n’y crois pas.
Nous sommes là tous les trois, sur le seuil de la porte, et elle ne nous regarde même pas. En fait, je crois plutôt qu’elle ne nous voit pas. La tête posée sur ses avant-bras qui entourent ses deux genoux, elle semble fixer le vide. C’était plutôt sympa au départ comme idée ce week-end au vert. Mais pourquoi Stéphane a-t-il voulu que Sandrine soit là? Bizarre. Elle et ses histoires à dormir debout. Dommage, elle est jolie. Je suis le premier à entrer dans la pièce : toujours aucun mouvement. Je m’approche un peu plus près et lui saisis la main qu’elle serre fort autour de mes doigts. Je comprends que ce n’est pas le vide qu’elle regarde, mais le ouija resté à ses pieds et dont le marqueur indiquait la lettre E.
-Sandrine… C’est moi, Marc. Dis-moi, qu’est-ce que tu as ?
-…
Ce silence en guise de réponse me glace le sang, et pas seulement le mien si j’en crois la même expression angoissée que je peux lire sur le visage de Franck et Stéphane. Même ce dernier, pourtant le meilleur ami de Sandrine, semble incapable de la moindre parole. Je me retourne vers elle car j’ai besoin d’une explication. Pour nous rassurer quant à son état de santé, pour nous rassurer tout court. Une larme coule sur son visage.
-Ca va aller… Raconte-moi ce que tu faisais ici, avec cette planche…
Sa main relâche la mienne, elle se met sur ses genoux et se penche au-dessus du ouija dont elle commence doucement à déplacer le curseur…
F…O…N…T…A…I…N…E.
Le curseur s’arrête, en bas une porte claque, et Sandrine s’évanouit.
Alors que je réussis à réveiller Sandrine, Marc et Stephane sont plantés là, comme deux ronds de flan, incapables de bouger. Allez les gars quoi, une vieille baraque pleine de courant d’air perdue au fond d’une forêt triste, une fille dépressive qui doit être sous médoc depuis son suicide raté, un temps à ne pas mettre un cadavre dehors, et un morceau de bois à moitié moisi qui doit trainer là depuis des lustres, on ne va pas en faire toute une histoire non plus. Bon, j’étais un peu déconfit en entrant, mais là faut se ressaisir !
C’est vrai qu’elle n’a pas l’air bien du tout la petite. Livide, elle est terrifiée, paniquée. Son corps est glacé. Seuls ses yeux s’agitent, frénétiquement, deux billes folles qui vont du ouija à la fenêtre, de la fenêtre à cette planche pourrie et ce mot qui l’obsède. Un instant j’arrive à accrocher son regard, elle plonge en moi comme un noyé cherche un dernier souffle. Elle veut me dire quelque chose. Elle semble hurler, emmurée dans sa peur. Merde ! Sa terreur est si réelle, palpable, elle emplit l’air, vicié tout à coup. De nouveau je la perds, ses yeux, exorbités, ont repris leur va et vient hystérique.
Je me retourne vers les autres, j’ai besoin d’aide là, qu’est ce qu’on fait maintenant? Ca ne me fait plus vraiment marrer tout ça. Mais…
Maaaarc ? Stéphaaaaane ?
Je ne peux toujours pas bouger mais mes sens reviennent peu à peu. Au début, c’est le froid qui me saisit, puis la goutte de sueur qui parcourt mon flanc droit qui me raidit. Je me cambre. C’est quand je reprends mes esprits que je réalise que je suis seule. De nouveau. Encore et toujours. Ils m’avaient tous prise pour une folle au village à l’époque quand je leur avais raconté cette histoire, mais voilà que ça recommence, tout comme il y a trois ans. Non, ça ne peut pas se produire à nouveau. Pas après tout ce que j’ai traversé. Pas cette fois! J’ai grandi depuis, surmonté de nombreux obstacles. Ils ne m’ont jamais cru. Ils ont préféré penser que j’avais sauté. Mais cette fois ce sera différent. Ils vont voir! Je me lève difficilement mais c’est d’un pas que je veux volontaire que je me dirige à mon tour là où je sais que tout va se jouer.
Je cours sur les graviers, m’oriente difficilement à la seule lueur d’une lune qui inonde le ciel heureusement dégagé et parviens enfin à la fontaine du jardin. La vielle structure en pierre n’est plus alimentée en eau depuis longtemps mais une flaque s’étend à l’intérieur. Je sais ce qu’il en est, c’est exactement comme il y a trois ans, ce n’est pas de l’eau mais du sang et il s’écoule par une trappe. Je respire profondément. Je l’ouvre. Voilà. On y est. Le noir du puits semble m’appeler, me happer. Je descends. Ce n’est qu’à la moitié de l’échelle que je réalise que je ne suis pas seule…
Mon grand-père m’a raconté une histoire terrifiante quand j’étais petit. Un soir de pleine lune, debouts devant la fenêtre de ma chambre, il me montra du doigt la fontaine. Elle ne fonctionnait déjà plus, mais elle avait un passé. Un lourd passé, m’assurait le vieil homme. Sa construction remonterait au 16ème siècle. Sous le bassin, une trappe donne accès à un puits. A des sous-terrains. Un sous-sol pouvant servir de cachette en cas de besoin. A cette époque, ma famille vivait à l’écart du village. Forcément, cet éloignement avait créé de folles rumeurs. On disait que les deux soeurs jumelles de la maison étaient des sorcières. Et dans les années 1590 un juge tristement célèbre, Nicolas Rémy, lança une grande chasse aux sorcières dans les Vosges. Nommé procureur général du duché de Lorraine par Charles III, il pourchassa sans relâche ceux qu’ils pensaient possédés par le Diable. Il reconnaît lui-même près de 900 exécutions, mais il en aurait certainement brûlé le double, voire le triple. Pris de panique à l’approche des troupes sanguinaires du duché, notre chef de famille de l’époque décida de cacher ses deux filles dans le puits secret de la fontaine, dont personne à l’extérieur ne connaissait l’existence. Il les enferma, avec de l’eau et un peu de nourriture, en promettant de les libérer rapidement, dès que le danger serait reparti au loin. Il tint parole. Mais quand il ouvrit la trappe et redescendit, il ne retrouva pas les deux filles. Juste quelques gouttes de sang. Impossible, l’endroit étant complètement fermé. Et pourtant… Envahi de tristesse, le père resta sur place et se laissa mourir. Les corps de ses filles ne furent jamais retrouvés. Depuis ce drame, aucun membre de la famille n’est redescendu dans le puits.
A la mort de mon grand-père il y a trois ans, mes parents voulaient vendre; ils ont demandé de l’aide au jardinier du village pour défricher le terrain. Je sais que c’est Sandrine qui s’en est chargée, comme toujours. Depuis elle semble différente, comme possédée.
Alors que nous cherchions dans le vieux bottin le numéro d’un médecin, nous apercevons depuis la fenêtre sa silhouette frêle s’engouffrer dans la fontaine. Nous attrapons précipitamment une lampe torche dans la remise et courons la chercher. Mais après une heure de fouille, il faut se rendre à l’évidence : elle a disparu.
Aede, Florian, Olivier, Imnotalone
Pour le centième post de Telling-Stories (!) et à l’occasion d’Halloween, nous avons mélangé nos huit mains pour écrire ce billet. Sur la base des premières lignes, chacun a ajouté un paragraphe à l’histoire (à vous de retrouver dans quel ordre!) pour ce récit collectif. Si Sandrine en est la victime innocente, nous nous avons adoré l’expérience.